L'Anorexie mentale :
l'expression du corps

L’anorexie mentale et l’expression du corps sont intimement liées et intriquées, entre terreur et fascination. Symptôme essentiellement féminin, l’anorexie a une part de mystère quant à l’origine, la mise en place et la fonction tenue dans la vie d’un sujet. C’est une façon pour l’individu de s’opposer, de revenir à l’essentiel, à la stabilité, à l’os. On décèle derrière ce symptôme une volonté de néantisation de la chair dans ce qu’elle a de pulsionnel et de charnel. 

Dans la littérature psychanalytique, l’anorexie mentale s’étend sur tout le champ nosologique. Elle se classe aussi bien du côté de la névrose, des troubles de la personnalité, que dans les psychose ou encore la dépression. Ces dernières années, elle est considérée comme un comportement addictif et l’accent est mis sur les troubles du narcissisme et du relationnel.
L’impact de l’environnement, les traumatismes et les bouleversements de l’adolescence sont des critères à prendre en compte dans l’apparition de ce symptôme. 

Les mécanismes de l’apparition de l’anorexie mentale

Il est parfois difficile de cerner les mécanismes psychologiques qui engendrent le symptôme anorexique. Un régime ? Une envie de répondre à des standards ? Du dégout ? … Nombreuses sont les causes « visibles » et « conscientes » de l’apparition de ce trouble du comportement alimentaire. Mais les mécanismes sont souvent plus profonds et sinueux que cela. 

Ils sont au cœur de la prise en charge de l’anorexie : comment s’installe le trouble ? Quels sont les points-clés qui alimentent le cercle vicieux ? Que se cache-t-il derrière cette quête insatiable de soi ? Les rouages de l’esprit anorexique sont complexes et il est essentiel d’en saisir le sens. Au risque, parfois, d’alimenter l’engrenage de la maladie.

Le corps comme terrain d'expression

Dans l’anorexie mentale, le corps est la scène principale de la représentation et de l’incarnation du symptôme.
Mais de quel corps parlons-nous ? Pour faire un corps il faut un organisme vivant ainsi qu’une image psychique et mentale. Cela permet le sentiment « d’unité du corps », construite dans la petite enfance. Le corps est matériel, physique, mais est aussi symbolique et pensé. 

Le corps ne se réduit pas à une pure matière réelle. A l’inverse de l’animal qui habite son corps sans encombre puisqu’il est ce corps, l’Homme ne coïncide pas avec son corps,  qui lui a été donné comme un « avoir ». L’être humain ne dispose pas d’Un corps à la naissance, il le construit, l’incarne. Le corps est un nouage, il apparait particulièrement fragile, susceptible d’être mis à mal, d’être attaqué, de se déséquilibrer. Il est le premier à souffrir dans toutes affections du sujet qu’elles soient d’origine organique ou pas. Le premier à s’exprimer en cas de déséquilibre. La mise à mal corporelle chez l’anorexique comme moyen d’expression sans mots, peut être vue comme la révélation d’un vécu envahissant et de destruction. 

L’agir par le corps lie à la fois ce besoin de dire, d’être entendu et d’extérioriser un mal être. L’impossible à dire est montré par par le décharnement et le déni de la gravité du symptôme.

" Dans l’anorexie, cet embarras, « forme légère de l’angoisse » est poussé jusqu’à la limite la plus insoutenable, l’évocation comme par transparence du cadavre dans son propre corps. "

Le rejet du corps sexualisé

La puberté est souvent le point de départ de la maladie. C’est une période centrale dans la construction de l’image de soi, du corps et de l’identité. C’est aussi le moment de la découverte de la sexualité.

Le refus d’accepter une sexualité débutante, l’éloignement de l’enfance et l’approche de l’indépendance sont une explication à l’apparition de ce symptôme. Il vient traduire de façon symbolique, le freinage de l’adolescent face à cette évolution. Le corps devient le premier (ou seul) endroit où l’adolescent pense avoir le contrôle. 

L’anorexie mentale et l’expression du corps chez l’adolescent et le jeune adulte sont un moyen d’apaiser et d’anesthésier les émotions. Face à une peur de grandir, le symptôme vient combler un vide intérieur (émotionnel, social…). Ce trouble peut avoir parfois une vocation de protection, de refuge, afin de se préserver d’un monde qui se montre dangereux.

Le corps dans l’anorexie mentale, exprime un mal être qui ne peut être dit par les mots. Une souffrance qui reste indicible et qui se crie par le corps, via l’agir. 

Une sensation de faim déconnectée

Une forte déconnexion s’opère entre ses besoins et ses envies. Le besoin vital, la faim, est confondu avec un besoin émotionnel. Concrètement, l’alimentation perd sa fonction première et la faim n’est plus un indicateur objectif. La modification de ce besoin vital et de la perception de cet indicateur entraine une perte d’appétit et un détachement de l’acte même de se nourrir. De la même façon, la prise en compte de la fatigue (physique ou psychique) est difficile voire impossible, et des comportements d’hyperactivité peuvent se manifester. 

Plusieurs hypothèses expliquent ce phénomène de « trouble de la conscience intéroceptive ». Des études de neuro-imagerie évoquent un fonctionnement cognitif particulier chez la personne souffrant d’anorexie. Elles concluent sur une incapacité à différencier les sensations « plaisantes et déplaisantes » due à une perturbation de zones cérébrales liées à la prise de décision.

Une distorsion de l’image du corps : la dysmorphophobie

Souvent, la perception de l’image corporelle dans l’anorexie mentale, est altérée. Le reflet dans le miroir est biaisé, à la fois terrifiant et fascinant, rebutant ou source d’émotions intenses. Ce phénomène est un trouble psychologique nommé dysmorphophobie. Il traduit une obsession liée à un défaut de son apparence, déconnecté de critères objectifs.

De façon concrète, malgré la maigreur, le corps est perçu comme « trop ». Trop gras, trop gros, trop rond, entrainant une volonté de perdre ce qui est « en trop ». Le corps entier ou une partie du corps obsède. Le désir de maigrir est insatiable. Cette distorsion de l’image du corps implique qu’il devient le centre des préoccupations. Le corps est l’objet sur lequel s’exprime le mal être du sujet. Il est le terrain de l’expression de la souffrance, avec un désir d’anéantir ce ressenti profond de détresse par l’effacement de tout dépassement. 

" L'anorexie mentale se présente comme un combat face à la mort, un refus catégorique de la féminité, une lutte acharnée contre les exigences de la pulsion orale, et permet de se départir de la pression et de l’autre "

Anorexie mentale, adolescence & spécificités

1. ne pas manger versus manger « rien »

La difficulté dans la prise en compte de ce symptôme est le fait que le sujet semble se retenir ou s’interdire de manger (consciemment ou inconsciemment). Il est plus précis de distinguer le fait qu’il mange « rien ».
Le « rien » est l’objet même de l’alimentation, donc en soit, déjà quelque chose. L’anorexie se place comme un trouble impliquant le « tout » et le « rien », une recherche de l’excès dans le néant, un besoin de se départir du « Tout » pour revenir à l’essentiel pour se trouver. Ce n’est pas une négation de l’acte de se nourrir, mais une recherche d’une absence de besoin, d’une indépendance totale de tout object extérieur. Il ne s’agit donc pas de « ne rien manger », ni de nier radicalement le corps-objet, mais bien de le transformer. Les besoins physiologiques sont combattus au profit d’aliments sélectionnés d’après « leur capacité à symboliser » la subjectivité. Certaines personnes souffrant d’anorexie établissent ainsi des règles strictes, ingèrent de petites substances qui représentent et expriment le soi, qui ont un sens pour « parler » de soi. 

2. Changements corporels & Adolescence

L’image du corps et le schéma corporel son perturbés, notamment à l’adolescence (période majeure d’apparition du symptôme de l’anorexie mentale). Les modifications du corps cherchent à être maitrisées et ralenties, afin de garder l’illusion d’une maitrise sur l’avenir et l’inconnu. Quitter l’enfance peut être source d’angoisses, tout comme le fait de se rapprocher de la vie d’adulte. De plus, l’adolescence, période de transition, bouleverse l’individu à tous niveaux, avec une réadaptation identitaire complexe et corporellement difficile. 

3. Rapport à soi / rapport à l’autre

A l’adolescence, lors de la construction, l’autre est un miroir de soi là où soi est aussi une partie de l’autre. Il est difficile de se séparer, de s’individualiser, de trouver des connivences et ressemblances dans un nouveau groupe, de rejeter certaines similitudes qui ne nous conviennent pas. Trouver sa place, se situer, se trouver et appartenir. Etre et exister dans un groupe, cela semble impossible pour l’adolescent qui ne trouve pas sa place et ses limites entre la vie qu’il a et la vie qu’il découvre et projette. 

4. Le besoin de contrôle et le sentiment de surpuissance

Parmi les causes du comportement anorexique, le besoin de « contrôle » occupe une place centrale : d’un côté on retrouve le besoin de maitrise, d’autonomie, de puissance sur son environnement. Et de l’autre, l’effacement de l’inconnu, de l’imprévu et de toutes émotions qui s’y rattachent. Par le contrôle sur son propre corps le sujet soufrent d’anorexie a l’illusion de reprendre un contrôle général sur sa vie et son existence. 

La rationalisation alimentaire ou la restriction est une façon de répondre à ce besoin de « contrôle ». La nourriture terrifie autant qu’elle fascine. La sélection ainsi que l’éviction de certains aliments, sont conditionnées par la valeur calorique (en premier lieu) ainsi que l’impact psychique (non rationnel) de cet aliment. Apparaissent alors, les tris stricts, les aliments « interdits » (féculents, fritures, sucreries…) et les aliments « autorisés » (laitages à 0 %, légumes verts…). De plus, le sentiment de toute puissance est renforcé par une organisation rigide et répétée.

5. Le poids du regard de l'autre

Le besoin émotionnel de contrôle se traduit aussi dans le rapport social à la nourriture. On retrouve souvent dans les récits et témoignages, le plaisir de cuisiner pour les autres, de nourrir l’autre et de se nourrir par procuration. Préparer, c’est aussi « contrôler la nourriture absorbée » par l’autre. Observer  l’entourage manger, peut induire ce sentiment de puissance par l’idée que tous « lâchent prise » la ou la personne souffrant d’anorexie règne fièrement sur son besoin vital et ses désirs.  

Via l’anorexie mentale, l’illusion d’un contrôle strict sur sa vie est générée par la maîtrise de l’alimentation et les besoins vitaux. Ce contrôle est aussi lié à un sentiment de « d’impuissance » qui trouve un équilibre précaire, dans un ressenti de « toute-puissance » qui alimente le cercle vicieux de la maladie.

6. Une recherche identitaire

Le défaut de perception de soi, le manque d’estime de soi, le désamour de soi, impliquent une insatisfaction corporelle permanente. Et une évaluation négative et destructrice de son corps : en comparaison de son corps actuel à un corps idéal.

La recherche « identitaire » est au cœur de cette quête insatiable. Par manque de « conscience de soi » et à cause de cette dysmorphophobie, l’objectif n’est jamais atteint. L’estime de soi est toujours plus fragilisée. Le corps est au centre de cette recherche, comme terrain d’exploration, d’études et d’expériences. Agir sur son corps, pour exprimer ce qu’il n’est pas toujours possible de dire. 

Dans l’anorexie, la perception de ce « contrôle total du corps » est  un moyen de (re)prendre « possession de son corps ». Le trouble permet cependant une sorte d’identification à quelque chose et donne du sens à cette quête d’identité : « je suis anorexique ». L’utilisation de l’auxiliaire « être » entre dans l’idée d’une étiquette identitaire, d’une façon de se définir, d’exister au monde et d’être. Il est intéressant dans le discours de garder une distance en énonçant le fait de « souffrir d’anorexie » (comme on pourrait l’employer pour une maladie somatique ou une lésion « j’ai la cheville cassée », « j’ai une grippe »). L’anorexie mentale n’est pas un trait identitaire chez le sujet qui en souffre. 

7. Un sentiment d’inefficacité ou d’impuissance

Le sentiment d’inefficacité, la perte d’estime de soi et l’impression d’impuissance sont des éléments qui se retrouvent souvent dans les profils de patients souffrants d’anorexie. En effet, le perfectionnisme et le besoin de performance sont fortement visibles. Cela peut s’accompagner d’autres sentiments comme :

  • Un sentiment d’inadaptation générale
  • Un sentiment d’insécurité
  • Un sentiment de solitude
  • Un sentiment de perte de contrôle

Bien souvent les sujets se perçoivent comme non-décisionnaires de leurs vies. Ce sentiment d’inefficacité renvoie à une dépendance à autrui, et nait quand l’adolescent se confronte à un manque de confiance dans ses propres ressources. Combiné à un perfectionnisme important, cela l’amène à se sentir démuni.

Une faible estime de soi est aussi un facteur prédictif dans le développement de l’anorexie mentale.

L’estime de soi comprend plusieurs catégories (sociale, physique, scolaire, émotionnelle, etc). Le vécu anorexique illustre une carence dans ces « sous-domaines ». Le surinvestissement du « soi physique » permet de compenser les carences du soi social ou émotionnel. L’objectif étant d’annuler ce sentiment d’inefficacité ou d’impuissance pour se faire accepter autrement.

Conclusion

Dans l’anorexie, le refus de l’aliment peut être compris comme un refus de l’altérité, comme une négation de « l’aliment offert par l’Autre ». En disant « Je n’ai pas faim », l’individu essaie de se dégager, d’un autre intrusif et du rapport de dépendance. La négation peut être une forme de défense contre l’invasion de l’autre.

La peur inconsciente de l’adolescent de ne pas trouver sa place, ou son moyen d’expression dans cet entre deux (enfance/vie d’adulte), s’expose via le corps. 

À l’adolescence les groupes de pairs, l’identification, l’individuation et le processus de séparation sont misent en œuvre dans une confrontation à la dépendance/indépendance. L’individu se détache d’une possible confusion dans l’autre par son comportement et le rejet. S’engage alors une lutte acharnée (ou décharnée) pour garder son individualité et ne pas se perdre dans la relation à l’autre. 

De plus, la neutralisation du désir sexuel qui nait avec la puberté ne peut se réaliser que par l’intermédiaire d’un fonctionnement rigide et strict. Il se produit alors une désintrication de la faim et de la sexualité. L’amaigrissement du corps trouve sa source dans un court-circuit de la sexualité et de la fonction nutritive.

Ainsi le sujet « n’a plus besoin de rien », et parvient à bloquer la demande à l’autre en se servant de son propre corps pour atteindre cet objectif.

l'anorexie mentale

 » Le soin du corps passe par la prise en compte de l’esprit. Parfois il faut toucher les extrêmes pour revenir à l’état d’équilibre. Etre sur le fil de sa vie oblige à fixer l’horizon pour avancer « 

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